Questions et réponses sur Mainmise et la contre-culture (1 de 2)
August 25th, 2015 by Christian AllègreEn mai 2015, Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie à Concordia, titulaire d’une chaire de recherche du Canada sur le Québec, spécialiste de la contre-culture au Québec, s’est adressé à moi pour une entrevue. Voici l’échange, par courriel, suivi de ma réponse à ses questions.
_________________________________________
Le 2015-05-11 17:01, Jean-Philippe Warren a écrit :
Cher Christian allègre,
Je prépare en ce moment, avec ma collègue Andrée Fortin, un livre sur la contre-culture au Québec. Nous souhaitons beaucoup pouvoir nous assoir avec vous pour en parler. Auriez-vous des disponibilités dans les prochains jours?
Cordialement,
Jph
Jean-Philippe Warren
De : Christian ALLEGRE [mailto:allegre@bell.net]
Envoyé : 11 mai 2015 22:05
À : Jean-Philippe Warren
Objet : Re: Demande d’entrevue
Bonjour Jean-Philippe,
J’accueille avec joie la nouvelle d’un livre de recherche sur la contre-culture au Québec.
Hélas je souffre d’un problème de cordes vocales qui m’empêche de parler a mon aise.
Seriez-vous d’accord pour échanger sous la forme d’un dialogue par courriel.
Je suis très occupé d’ici le mois de juin, mais je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions.
Vous seriez bien aimable de me décrire votre projet, son angle d’approche, l’ampleur que vous voulez lui donner.
Cordialement,
Ch. Allègre
——– Message transféré ——–
Sujet : | RE: Demande d’entrevue |
---|---|
Date : | Tue, 12 May 2015 08:25:35 -0400 |
De : | Jean-Philippe Warren <jphwarren@sympatico.ca> |
Pour : | ‘Christian ALLEGRE’ <allegre@bell.net> |
Cher Christian,
Le projet est dans ses dernières étapes. En effet, toute la recherche dans les revues et les journaux est terminée. Les chapitres sont en grande partie écrits. Mais nous trouvons, Andrée et moi, qu’il nous manque encore les impressions et expériences vécues des gens qui ont participé à la cc. Nous avons le contenant, mais, en qq sorte, il nous manque une bonne partie du contenu! Nous avons le scénario, mais pas les émotions et les subtilités des parcours personnels. Et, en outre, il nous manque toutes les réflexions qui sont venues après, les bilans qui ont été faits, les leçons qui ont été tirées, etc. Bref, qq’un pourrait dire qu’ il nous manque l’essentiel…
Les questions que je souhaite vous poser sont simples. Les voici :
- Comment êtes-vous arrivé à la cc ?
- Qu’a été l’expérience de la CC pour vous?
- Quelles sont les idées de base qui résument le mieux la CC, à vos yeux?
- Quelles ont été les plus « points aveugles » de la CC?
- Que reste-t-il de la CC en 2015 au Québec?
J’espère que vous pourrez y répondre Nous souhaitons beaucoup pouvoir bénéficier de vos lumières. Si vous trouvez que des questions sont mal formulées, ou si vous souhaitez ajouter une ou des questions, n’hésitez surtout pas.
En vous remerciant d’avance,
Jph
De : Christian ALLEGRE [mailto:allegre@bell.net]
Envoyé : 15 mai 2015 12:32
À : Jean-Philippe Warren
Objet : Contre-culture !
1- Comment êtes-vous arrivé à la cc ?
Je ne connaissais rien de la “contre-culture” quand je suis arrivé au Québec en novembre 1968. Le mot n’avait pas cours. Étudiant à Paris, j’étais un jeune homme inquiet du sens de la vie, cherchant à comprendre ce qu’est un homme dans ce monde, quelle est la vie bonne, que faire de sa vie ! Ce avec d’autant plus d’acuité sans doute que je venais de découvrir en moi (tardivement) le désir homosexuel. Mes études en sciences économiques et commerce me laissaient totalement indifférent. Je passais beaucoup de temps à la cinémathèque du Palais de Chaillot (Langlois) et lisais les Cahiers du cinéma. En Mai 68, je respirais du gaz lacrymogène comme beaucoup, mais ma révolte à moi était bien plus celle de qqun qui refoule ses sentiments et ses pulsions et cherche sa place dans une société répressive qu’une prise de position politique. Cependant je me souviens que quelques années auparavant une entrevue de Jean-Paul Sartre et la reparution du Nouvel Observateur en novembre 1964 m’avaient convaincu du bien-fondé du socialisme. Je suis toujours aujourd’hui socialiste de coeur, mais je ne le fus jamais de parti, une lettre au PSU étant restée sans réponse, et mon “socialisme” ne survécut pas à l’appel lancé par François Mitterand aux étudiants à la Mutualité peu avant l’élection présidentielle de 1965. Décidément les foules, les mots d’ordre, la fureur partisane, ce n’était pas pour moi. Aujourd’hui je peux dire que j’étais à la recherche non seulement de justice sociale mais aussi, sans le savoir clairement, d’éveil spirituel et d’alternatives de vie dès cette époque, mais je n’avais aucune idée qu’il en existait déjà aux États-Unis. Le chaos politique me poussait aussi à partir, à voyager et à chercher le bonheur et la libération ailleurs qu’en France, et je fis donc à peu de choses près le chemin inverse de James Baldwin. Le hasard voulut que ce ne soit pas aux États-Unis mais au Québec que je sois envoyé.
Une fois arrivé, je devais faire l’apprentissage d’un nouvel habitus social, mais je sus très vite que je resterais au Québec. Pas question de retourner en France, où aucun avenir ne m’attendait, si ce n’est une famille. Le groupe d’amis qui m’avait accueilli à Montréal, très branché dans la culture, allait m’aider. Une amie du groupe, feue la comédienne Andrée Saint-Laurent, m’offrit “Nègres blancs d’Amérique”…
En 1969, mes amis m’invitèrent un soir au vernissage d’une exposition au Musée d’art contemporain, dirigé à l’époque par Henri Barras, à qui je demandai qui étaient ces gens à cheveux longs qui projetaient sur les murs les formes et déformations de bulles d’huile. Ce sont les hippies de Montréal, m’entendis-je répondre. Je n’eus de cesse par la suite d’essayer d’en savoir plus sur ces hippies et la vie qu’ils menaient. Malheureusement mes amis avaient peur de la drogue et se méfiaient de ces bizarres hippies… Ce n’est pas avant ma fréquentation de Jean Basile, rencontré au printemps 1969 chez mes amis, et surtout de Georges Khal, qu’il me présenta peu après, que je compris qu’il y avait tout un “Mouvement” aux États-Unis, toute une contestation principalement basée sur la côte Ouest, qui correspondait à mes aspirations : retour à une vie naturelle, respect de la nature, mépris du monde des affaires et de la finance, éveil intellectuel et spirituel, écologie, bisexualité. Je dis surtout, parce que c’est avec Georges que je fis ma découverte de la culture hippie nord-américaine, dont il était féru, et que je fis mes premiers essais de marijuana et des autres hallucinogènes.
Un jour de l’été 1969, j’exprimai à Jean Basile, journaliste en vue au Devoir, directeur du cahier Arts & Lettres, auteur à l’époque d’une pièce de théâtre et de deux romans, dont la magnifique Jument des Mongols, mon désir d’écrire. Il me répondit d’un mot bref et sec : “Alors, écris!” Je rencontrai Françoy Roberge, alors rédacteur en chef d’un hebdomadaire intitulé Sept Jours, qui m’invita à soumettre des articles sur le théâtre et la danse au Québec. Jean Basile les lut et il m’offrit de rentrer au Devoir comme chroniqueur des Beaux Arts. Je commençai au tout début de 1970. En mars, j’assistai à la mémorable Nuit de la poésie, dont je devais commenter les affiches…
C’est à cette époque que Jean Basile me proposa de me joindre à l’équipe éditoriale du magazine qu’avec Georges Khal il avait l’intention de lancer. L’idée de Jean était de rendre disponible au Québec une information à laquelle trop peu de gens avaient accès, sur les alternatives de vie, justement, sur la drogue, à propos de laquelle il fallait combattre beaucoup de mésinformation, la musique rock, les diverses formes de sexualité et de spiritualité, et les carcans qui nous bridaient tous. Il s’agissait de diffuser les valeurs d’une nouvelle culture, dont l’inspiration venait surtout de Californie.
Le magazine anglophone Logos fut contacté (ils nous regardaient comme des petits garçons), la station de radio CKGM-FM, qui diffusait alors toute la nouvelle musique, Doug Pringle, Linda Gaboriau, auteure d’une thèse à McGill sur René Daumal. Jean Basile aussi approcha Denis Vanier et Josée Yvon, deux rimbaldiens extraordinaires que j’aimai et respectai tout de suite et qui restèrent mes amis…. auxquels s’ajoutèrent par la suite plusieurs autres, dont Paul Chamberland.
En juin 1970, Jean Basile nous envoya, Georges Khal et moi, assister à l’Alternative Media Conference, qui eut lieu à Goddard College, dans le Vermont, du 17 au 20 juin. Cet événement fut pour les médias libres , la radio surtout, ce que Woodstock fut pour la musique. À la mort de Georges en juillet 2010, j’ai contribué au blogue collectif de Bruno Boutot (ancien de Mainmise), où quelques images sont conservées, et d’où je recopie quelques lignes.
http://paspied.boutotcom.com/2010/08/28/alternative-media-conference-17-20-june-1970/
Parmi les photos, on voit Jerry Rubin qui allait publier Do It quelques mois plus tard, ainsi que Richard Alpert, alias Ram Dass, le compagnon d’armes de Tim Leary, les gourous de l’époque.
Je me souviens que dans un atelier très animé où s’affrontaient des vues politiques, un couple flambant nu vint s’étendre en plein milieu de la scène et se mit à faire l’amour sous les yeux de l’assistance : “make love not war”… Je n’en croyais pas mes yeux! Les orateurs ne cessèrent pas leur diatribe pour autant. Quand le couple eut terminé, ils quittèrent la scène la main dans la main. Sympa ! Georges, qui suivait le débat, faisait semblant de ne rien voir. Quant à moi, j’oubliai le débat devant cet acte “révolutionnaire.”
Pour l’occasion, Jean Basile nous avait prêté sa Pontiac Parisienne, et je me rappelle qu’après le concert-spectacle de vaudou psychédélique ou de rock Gris-Gris de Dr John the Night Tripper, j’ai dormi ou plutôt essayé de dormir dans cette auto…
C’est à cette conférence que j’ai compris que je faisais désormais partie de ce “Mouvement” pour une rénovation complète de l’existence, que j’avais cherché depuis mon arrivée au Québec, depuis les hippies du Musée. Le Mouvement vivait dans le souvenir de Woodstock, le festival rock hypermédiatisé de l’été précédent, et il devait sa radicalisation aux massacres quelques mois auparavant de York University. Je laissais pousser mes cheveux.
Quelques mots sur Mainmise. Georges Khal proposa le nom : Mainmise, voulant dire par là que nous avions à nous réapproprier, à mettre la main sur toutes connaissances utiles pour un nouveau vivre ensemble, sans esclaves, sans familles régnantes, sans gaspillage, où l’amour serait la loi remplaçant les lois, etc. L'”Establishment” était le conservatisme hypocrite et égoïste contre quoi nous nous positionnions. Libération était le mot magique de cette époque. Ce devoir et cette mission de réappropriation et de libération fut ce qui anima le grand projet enfanté par Mainmise, le Répertoire Québécois des Outils planétaires (Mainmise-Flammarion, 1977), avec pour modèle le Whole Earth Catalog, dans lequel toute l’équipe de Mainmise allait s’investir de 1975 à 1977, et qui résume la philosophie de MM. L’idée de ce répertoire germa entre Georges et moi en mars 1973, en Californie, alors que j’y préparais un tournage pour Radio-Canada (pour l’émission Qui-Vive, 1971-1974, la première au Québec consacrée aux problèmes de l’environnement, de la surpopulation et de l’écologie.) Je devins le secrétaire de rédaction du Répertoire, dont seulement le premier volume vit le jour.
Mainmise, “organe québécois de la pensée magique, du rock international et du gay sçavoir” fut donc créé durant l’été 1970. Ironiquement, le premier numéro servit de programme à la Première de Tommy, l’opéra-rock des Who, des Grands Ballets Canadiens, devant une salle Wilfried Pelletier à moitié vide, le soir même de la mise en place de la loi sur les mesures de guerre par Trudeau. L’idée de ce ballet avait été proposée à Ludmilla Chiriaeff par Jean Basile. La fin de semaine se passa dans l’inquiétude de se faire arrêter, mais nous n’étions pas importants, et surtout sans doute nous n’étions pas vus comme politisés. De fait c’était LE politique qui nous intéressait et non LA politique, qui nous dégoûtait.
Le “gay sçavoir” en question, expression proposée par moi, était à la fois un hommage aux coups de marteau nietzschéens, dont nous héritions, au rire rabelaisien, et au savoir particulier que procure l’expérience bisexuelle ou homosexuelle. Telle était la mission que me confiait Jean Basile : récupérer tout ce qui était intéressant, réutilisable dans la culture européenne, française surtout, tandis que Georges ratissait la jeune culture américaine. Inutile de rappeler combien la culture américaine dominait.
Ces lignes autobiographiques sont peut-être un exemple de ce que les immigrants apportent à la culture d’arrivée et de comment ils reçoivent ou perçoivent l’accueil qui leur est fait, s’approprient et transforment ce qui leur est offert. Il est intéressant de noter que Jean Basile était né en France d’un père russe émigré et d’une mère française, arrivé au Québec à l’âge de 28 ans, en 1960, que Georges Khal était de père palestinien et de mère bulgare, arrivé au Québec avec son père, à l’âge de 7 ans, en 1951, après avoir passé sa petite enfance au Liban et à Paris. D’où son surnom de Thrakian (“Le Thrace”). Quant à moi, j’étais un petit français né entre Berry et Touraine, de parents embourgeoisés aux origines paysannes pas si lointaines.
L’expression de contre-culture commença à se répandre au début des années 70, si mon souvenir est bon, et fut consacrée par les journées internationales de la cc d’avril 1975, à la bibliothèque nationale, où le mot fut intensément débattu… Pour-culture ? nouvelle culture?, etc. Étrangement, Richard Desjardins alla chercher des beatnicks comme Allen Ginsberg et William Burroughs, aux États-Unis, plutôt que Ken Kesey ou Abbie Hoffmann. Invité de France, Claude Pélieu ne put venir.
Voilà une partie des réponses à vos questions. J’ai dépassé le “scope” de votre première question, c’est clair, mais vous me poserez d’autres questions, au besoin.
Je dirai seulement en réponse à votre 5e question que d’après moi ma génération a trahi l’idéal de sa jeunesse. Combien ont profité des effets libérateurs de la nouvelle culture (sexe facile et débridé, dope et extases diverses, concerts rock, médecines douces, alimentation saine, yoga et méditation) pour ensuite se retourner contre ce “laisser-aller” qui ne rapporte pas d’argent et devenir des Yuppies dans les années 80, acharnés à gagner de l’argent. D’autre part, les merveilleuses idées concernant l’éducation des enfants (George B. Leonard’s Education and Ecstasy) furent interprétées chez nous comme signifiant que les petits enfants sont des génies en naissant, qu’il n’y a qu’à les laisser se découvrir et découvrir leurs talents innés en s’ouvrant au monde. Les ravages qu’ont causés cette vue stultifiante a produit une génération d’illettrés et d’incultes.
Les gens de ma génération réagissaient pour une bonne part contre le culte de la science et de la technologie, la science et la technologie pour elles-mêmes, i.e. le calcul, et la mise en place que Martin Heidegger a nommé le “Gestell”. Ni Heidegger, ni la jeunesse dissidente, contestataire des années 65-75 ne savait à quel point la “pensée calculante” allait prendre le pas sur la “pensée méditante”.
Christian.