Gregory Bateson etc.
August 24th, 2010 by Christian AllègreAyant trouvé par hasard hier sur un tracker privé une copie du film de Gregory Bateson et Margaret Mead “Trance and Dance in Bali” (réalisé dans les années 30, mais produit en 1952), ainsi qu’un beau documentaire sur Mead, où l’on voit leur fille, Mary-Catherine Bateson, parler de ses parents, je me suis pris à penser que la pensée de Gregory Bateson est peut-être la référence commune et le point focal qui rassemble presque toute la communauté des amis de Georges à Montréal, à un niveau ou à un autre, par divers chemins et divers savoirs, pendant et après Mainmise, et que ce film tourné à Bali, où il séjourné un temps, si près de l’île où il a passé ses dernières années, boucle la boucle, en quelque sorte, en y incluant ses amis de là-bas. Je pense que c’est avec l’approche batesonienne de l’interaction et de l’écologie de l’esprit comme fondement que Georges a abordé son enseignement à l’université de Montréal,… comme c’est aussi Bateson qui m’a mené à la maîtrise en communication à McGill en 1979… #
Steps to an Ecology of mind était paru en 1972, mais Georges n’a pas découvert ce livre capital immédiatement. Voici la petite histoire en arrière-plan. #
En octobre 1971, Georges quitte Mainmise pour la Californie, où il restera deux ans. L’aménagement de son campeur Volkswagen en vue de ce voyage est détaillé et illustré dans le numéro 11 de Mainmise, pp. 77-93. Page 80, il y a un clin d’oeil au film de Marcel Carné, Les visiteurs du soir (1942, écrit par Prévert), peint sur le camion. Toujours les références culturelles ! Vous verrez sur l’une des photos que comme d’habitude Georges ne part pas sans lectures. Love’s body, de Norman O. Brown, en fait partie, c’est un livre de chevet; Le Déclin de l’occident d’Oswald Spengler, où Georges voyait un remarquable tentative de morphologie de l’histoire occidentale. Morphologie et topologie étaient deux champs de connaissance qui fascinaient Georges. Il emmenait aussi les Cahiers de Paul Valéry, en deux tomes dans l’édition de la Pléiade. “Paulo”, comme disait Georges, fut pour nous une immense admiration commune, ces Cahiers seront pour nous deux une source d’inspiration constante quand nous réfléchirons à la table des matières du Répertoire. #
En février 1973, j’élabore un plan de tournage pour une émission de la série “Qui-Vive!” (première émission de la télévision de Radio-Canada consacrée aux questions écologiques – j’en suis le recherchiste et le scripteur), qui m’envoie en Californie pour préparer le tournage. Marie-Thérèse me donne les coordonnées de Georges en Californie et j’annonce à Georges mon arrivée. Après un détour par Tucson, Arizona, pour visiter un projet d’énergie solaire, j’atterris à Los Angeles où Georges m’accueille à l’aéroport en février 1973, le 13 je crois. Ce sont des retrouvailles. Voilà presque deux ans que nous ne nous sommes pas vus. La compagnie de location d’automobiles me donne une rutilante Chevrolet Impala rouge. Ce luxe tapageur me gêne mais dérange carrément Georges. Nous retournerons dès le soir-même l’échanger pour une petite auto modeste vert foncé. Nous nous rendons chez la femme qui l’héberge, Frances est son nom, elle habite dans une petite rue de Venice, non loin de la plage, c’est une femme très accueillante et charmante qui m’a déjà baptisé “The magic Christian”, car Georges a consulté le Yi-King, pour savoir s’il devait me suivre durant mes recherches et pérégrinations, et la réponse a été un oui net et emphatique. Nous visitons donc ensemble tous les groupes écologistes actifs et importants, nous visitons Topanga Canyon, où Georges a vécu pendant quelques mois à son arrivée, après l’accident qui lui a coûté son campeur Volks; nous visitons Berkeley où je loue une chambre de motel sur University Avenue; Berkeley, qui fourmille d’étudiants et où nous rencontrons Marie-Andrée Bertrand, bientôt (ou peut-être déjà) professeur au département de criminologie de l’UdM, qui s’est illustrée il y a peu par ses prises de position au sein de la Commission Ledain concernant la décriminalisation de la possession de marijuana… Un jour, sous les yeux d’un Georges qui ne perd pas un mot de la conversation, j’appelle le Pr Herbert Marcuse, à son bureau de l’université de Californie à San Diego. Je voudrais faire une entrevue avec lui pour Radio-Canada sur la réponse que la jeunesse californienne et mondiale est en train de donner à ses analyses de la civilisation industrielle avancée. Le vieil homme est très pessimiste, “Où est-elle, cette jeunesse ? Où sont-ils ?” s’enquiert-il, puis il demande à réfléchir, mais finalement il refusera de se prêter au jeu. Sans doute se sent-il trahi par la jeune génération, le Flower Power ! #
C’est lors de ce séjour que je conjure Georges de revenir à Montréal et de reprendre en mains Mainmise, qui d’après moi ne va plus dans le sens de l’édification de l’utopie, qui était le projet de départ édifié dans nos discussions du printemps et de l’été 1970. Pour expliquer mon intervention, il faudrait que je puisse raconter comment Georges et moi avons rêvé le projet de Mainmise, bien souvent sans en partager le contenu avec Jean Basile, surtout pendant les quelque deux mois où Georges a habité avec moi, 2070 rue Crescent, tout l’été 70… jusqu’à ce que nous emménagions avec Marie-Thérèse au 3644 de Bullion, où Mainmise est né. #
C’est une période riche en découvertes et en explorations pour moi, pleine d’enthousiasme, où j’absorbe ce que Georges propose dans des conversations sans fins. C’est par Georges que j’ai eu accès à la culture de l’underground américain, dont j’étais curieux depuis mon arrivée au Québec, aux grandes voix et aux textes les plus “poético-flaillés” et “mystico-pétés”, comme Georges disait, que j’ai compris l’ampleur du “Mouvement” aux États-Unis, avec un très fort sentiment d’adhésion, avec la conviction que j’avais enfin trouvé quelque chose qui valait la peine d’être vécu. Non, je ne serai pas un petit banquier de succursale ! Non, je ne serai pas un minable directeur commercial ! Je serai, je suis déjà un “freak”. C’est évidemment la période de ma vie où j’ai le plus fumé, et je me rappelle distinctement deux trips LSD (sur buvards) avec Georges, dont un fabuleux autour de deux disques : Umma Gumma de Pink Floyd (mon groupe préféré de l’époque) et Erik Satie, et un autre au cours duquel, à l’aube, nous avons “escaladé” la montagne tout droit jusqu’au belvédère (devant le chalet) afin de contempler “le commencement du monde” comme le voyageur de Friedrich, puis ce que Georges et Marie-Thérèse surnommaient “Versailles”, i.e. le bassin, les haies de peupliers et le promenoir des jardins du Grand Séminaire… Jean Basile ironisera sur cette période intense en disant qu’en un an j’étais passé du grand chic parisien à la contre-culture. Il avait raison en un sens au moins. Ma curiosité et ma capacité d’absorption indiquaient à quel point j’étais prêt pour le grand chambardement que Mai 68 n’avait pas opéré en moi, à quel point j’en avais besoin… loin de la France. #
En Juin 1970, Jean Basile nous envoya à Plainfield, Vermont, pour assister à la première Alternative Media Conference, à Goddard College. Quelque 2000 freaks ! Un petit Woodstock ! Baba Ram Dass ! Jerry Rubin ! Dr John !… #
Mais une fois de plus les souvenirs débordent. Revenons à Georges et à Bateson. Georges reviendra à Montréal fin 1973, et effectivement reprendra Mainmise en mains quelques mois plus tard. A ce stade, Michel Bélair entre en scène, à qui je laisse le soin de raconter l’épisode de la reprise de Mainmise, ponctuée par le départ de Jean Basile. #
Entretemps, Georges a lu Steps to an Ecology of Mind. Il a fait le tour de la théorie des systèmes généraux (Bertalanffy). Un mot constant revient sur ses lèvres : épistémologie, au sens batesonien. Le mot analogie aussi, compris comme méthode. Il parle de Heinz von Foerster, le fondateur du Biological Computer Lab (University of Illinois, Urbana-Champaign), Ross Ashby, et de leurs invités : le chilien Umberto Maturana, le canadien Stafford Beer, Gordon Pask, Franscisco Varela. J’en oublie… Les fondateurs de la cybernétique, les participants aux fameuses conférences Macy, autour de Warren McCulloch (MIT) : dont Margaret Mead et Gregory Bateson. La section du Répertoire sur les Systèmes généraux est déjà en train de prendre forme. Georges s’intéresse à l’esprit (mind) et à son fonctionnement, à ses interactions. Le mind me passionne, mais je m’intéresse aussi à l’âme. “Mens” et “anima”, tels que Spinoza les a bel et bien distingués dans l’Éthique. Mon regard sera toujours aussi celui d’un heideggerien, mais d’un heideggerien tombé en amour avec l’inventivité américaine. Georges souriait quand il me voyait plongé dans Duns Scott, ou dans le livre de Beda Alleman sur Heidegger et Hölderlin, à cette époque. Toute la génération de penseurs européens qui ont formé ma jeunesse a lu Être et Temps et a réagi ou répondu à ce maître-livre… Modestement, j’essaierai, quant à moi, dans mon mémoire de maîtrise, mais ne réussirai pas à faire se rencontrer les deux mondes, sous les traits de Bateson et de Derrida, autour de la notion de différence. Essai raté, par manque de maturation, ou peut-être tout simplement de travail. #
Mais trêve de digressions. L’information est une différence qui fait une différence, la fameuse formule de Gregory Bateson qui distingue homéorhèse et morphogénèse, nous la devons en français à Georges, car, et c’est où je voulais en venir, c’est au moins partiellement grâce à Georges que Steps to an Ecology of Mind a été traduit en français aux Éditions du Seuil. En effet, un jour d’automne, 1976 je pense, nous reçumes à Mainmise la visite de Denis Roche, alors directeur de collection aux Éditions du Seuil (entre autres de “Fiction & Cie”), et au cours de la conversation, Georges lui fit une liste de livres américains importants à traduire en français. Le livre de Bateson était le premier sur la liste. #
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August 27th, 2010 at 16:21
Quelle merveille que de te lire, cher Christian. Et bienvenues, les digressions! Je te signale – ainsi qu’à tous ceux qui suivent cet itinéraire de l’érudilettante avec désinvoltige qu’était Georges – le texte que je lui avais commandé en 1987 pour le premier tome d’un collectif en toxicomanie et qu’il m’avait livré (non sans de nombreuses relances et discussions pour le rassurer sur la validité de ce qu’il écrivait) sous l’intitulé, fort juste: “Crise épistémologique et expérience psychotrope”. J’ai relu ce texte tout récemment et il résume bien l’assise de sa pensée et le tribut qu’il devait à Bateson, Brown, Leary, Tart, Spengler, Pearce, Bohm, Watts, Blake, pour ne citer que ceux-là. On peut lire le texte à cette adresse: http://toxquebec.com/rtecontent/document/U1chap01.pdf
August 28th, 2010 at 21:25
Merci, Pierre ! Cet article prodigieux résume en effet des années de lectures et de découvertes de/par Georges, lectures dont nous avons partagé, tous et chacun, à un point ou à un autre, l’enthousiasme avec lui. C’est ce qui est littéralement merveilleux. Cet extraordinaire talent amico-pédagogique ! Ce texte contient tant de Georges ! Son intelligence joueuse, sa pensée radicale mais large et généreuse, joyeuse même, son style inimitable, autrement dit son originalité littéraire, si évidente dès les premières lignes, et bien sûr sa compréhension lumineuse du problème “écologique” des drogues.
P.S.: Le hasard a voulu que je lise justement ce matin en page 15 du quotidien Le Monde daté du 27 août un article signé Olivier Postel-Vinay, directeur du magazine (français :-)) “Books”, consacré à la question de la légalisation des drogues dures, dont voici un extrait:
“Le Portugal a ainsi décriminalisé l’usage de toutes drogues en 2001. Ce pays a donc près de dix ans de recul pour juger de l’intérêt de cette mesure. Or le bilan est clairement positif. La consommation de drogues y est désormais l’une des plus faibles d’Europe et se fait dans des conditions sanitaires et psychologiques optimisées.” (http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2010/08/26/1403032.html)
Georges aurait applaudi. Nul doute.
August 30th, 2010 at 14:47
À propos de Spengler, il faut ajouter que Georges (comme moi, pendant longtemps) a ignoré totalement l’usage qu’ont fait les Nazis de ses idées. Spengler était opposé au nazisme, mais c’était un conservateur, ses idées étaient de droite, et elles furent utilisées hors contexte et déformées comme le furent celles de Nietzsche… C’est l’épopée des civilisations qui intéressait Georges et non les clivages politiques traditionnels en Europe.
September 7th, 2010 at 07:07
Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de la cybernétique, voici une série de quatre vidéos très éclairants : il s’agit d’un tutoriel présenté par Stuart A. Umpleby, Former President of The American Society of Cybernetics. à l’International Institute of Informatics and Systemics: IIIS (www.iiis.org/iiis):
Fundamentals and History of Cybernetics: Development of the Theory of Complex Adaptive Systems.
http://info-sciiis.org/IIIS_Videos/website/IIISV06.asp