Questions et réponses sur Mainmise et la contre-culture (2 de 2)
August 28th, 2015 by Christian AllègreJean-Philippe Warren, satisfait de mes réponses, demanda cependant des précisions, sur de graves questions, auxquelles je n’ai répondu que partiellement, en donnant des précisions qui répétaient plus ou moins ce que j’avais déjà dit :
#
——– Message transféré ——– #
Sujet : | décidément ! |
---|---|
Date : | Thu, 28 May 2015 07:15:52 -0400 |
De : | Jean-Philippe Warren <jphwarren@sympatico.ca> |
Pour : | Christian ALLEGRE <allegre@bell.net> |
De : Christian ALLEGRE [mailto:allegre@bell.net]
Envoyé : 31 mai 2015 20:38
À : Jean-Philippe Warren
Objet : Re: décidément ! #
Bonjour Jean-Philippe, #
Si vous réussissez à bien articuler ces questions, nous vous devrons beaucoup, votre livre sera d’une réelle utilité pour comprendre cette période historique. Vous devez vous faire votre propre idée, mais voici quelques traits d’époque. Les années 70 furent les années utopiques. Ici comme en Europe. Les mots clefs sont liberté, libération, transformation, retour à la nature, fraternité, ouverture, Gemeinshaft plutôt que Gesellschaft. #
Une anecdote : au printemps 1970, Georges Khal et moi avons acheté chacun une veste kaki d’armée dans un surplus. Sur le dos, nous avons inscrit au feutre noir chacun notre devise du moment : “It’s all in your mind” pour Georges, “Let it be” pour moi. En anglais donc, dans les deux cas, et marquant deux épistémologies, au sens de Bateson. C’est habillé de cette façon qu’un jour que nous marchions rue Ste-Catherine ouest avec chacun un masque à gaz sur le visage, masque acheté également au surplus d’armée, que nous nous sommes faits arrêter et embarquer par la police. Dans l’auto, j’ai expliqué que nous protestions contre la pollution de l’atmosphère, et j’ajoutai que je travaillais pour Le Devoir. C’est peut-être pour cela que les policiers se sont contentés de nous raccompagner à la maison, rue de Bullion. J’appelai immédiatement Le Devoir et le lendemain un article ironique paraissait dans le quotidien. #
Mon engagement à moi et mes thèmes favoris furent toujours l’écologie et les modes de vie alternatifs, l’histoire et la sagesse des Indiens d’Amérique et l’éveil spirituel. Jamais ni moi ni mes amis de MM n’avons cru à la lutte politique, qui n’est qu’une lutte pour le pouvoir. Nous voulions essayer de vivre autrement. #
Notre révolte s’adressait aux codes rigides de la vie et de la classe bourgeoise, l’Establishment économique et social, aux mains accaparantes des possédants, surtout anglais, l’égoïsme, l’avarice, la cupidité des capitalistes et de ceux qui étaient engagés dans la “rats’ race”. Nous rêvions d’un monde sans luttes, sans compétition. Un bourgeois, c’est qqun pour qui la stabilité des institutions ne doit jamais être menacée, car la contestation n’est pas bonne pour le commerce. D’où la répression. Le commerce prospère en temps de paix internationale et de calme social. C’est Voltaire qui nous a appris cela à son retour d’Angleterre. Mais surtout un bourgeois, c’est quelqu’un qui croit que l’être humain est incapable d’une transformation totale (dixit Claude, l’avocat fils du vieil écrivain dans le film de Resnais, Providence). Or c’est de transformation que nous rêvions. C’est le point qui nous liait tous. #
Georges Khal était un esprit philosophique doué d’une capacité d’intellection hors du commun, très intéressé par la cybernétique, les systèmes généraux, la morphologie. La métaphysique m’intéressait, lui c’était plutôt la science. Mon intérêt pour la pensée française l’a forcé à lire en français et à pratiquer une fusion entre les pensées française et américaine, dont vous pouvez voir le résultat dans le No 66 de La Nouvelle Barre du Jour (mai 1978). Comparez cet article à ce qui se publiait au Québec à cette époque et vous comprendrez. #
M’étant révélé bisexuel, ou homosexuel à temps partiel, j’ai toujours aimé la marginalité. Sexe, drogues et R&R, oui, c’est bien nous, mais les trois comme moyen non seulement de jouissance, mais aussi de connaissance. Il serait plus juste de dire : bisexualité-sensualité libérée, hallucinogènes, et musique tout court. Ainsi la rencontre internationale de la contre-culture d’Avril 1975 invite deux vieux poètes beatniks, farouches marginaux individualistes : Allen Ginsberg et William Burroughs, qui avaient tout essayé bien avant nous, et qui étaient deux grandes figures de l’homosexualité ouverte et affirmée. #
Vieille divergence : pour les uns les mauvaises institutions sont responsables de la corruption et du malheur humains, alors que pour les autres au contraire ce sont les faiblesses humaines qui corrompent les institutions et détruisent le bonheur. L’Abbaye de Thélème ou la petite société du Décaméron ? Pour nous la justice n’était possible que dans un autre mode d’organisation sociale, une alternative. D’où notre préférence pour le retrait de la course, le retour à la Nature, que nous imaginions généreuse et amicale. “La vraie nature de Bernadette”, le film de Claude Jutra montre avec humour l’ambiguité et les difficultés de ce choix. #
À MM, nous parlions d’utopie comme s’il s’agissait d’Arcadie. Au lancement du No2 de Mainmise, invité à la télévision de Radio-Canada, je me rappelle avoir répondu à la question de Wilfrid Lemoyne : “Christian Allègre, qu’est-ce que l’utopie? “, “C’est ce qui est à réaliser [ou réalisable] immédiatement !” #
Avril 1975, pendant la Rencontre de la CC, Ch. Allègre invite à Mainmise Paul Chamberland (alors ex marxiste) et Jacques Dion (marxiste) à discuter du soi-disant apolitisme de la CC. Présent aussi : George Khal. Publication sans travail d’édition (sans mise en scène) ou presque dans le Devoir. Hélas tronquée par Jacques Thériault. #
Paul Chamberland incarne la complémentarité dont vous parlez, mais je préfère le mot de continuité. De Parti Pris à Mainmise, il y a un passage, une évolution, qui a sa logique. Raoul Duguay dans une certaine mesure. #
Les fondateurs de MM ne sont pas nés au Québec. La question du nationalisme ne peut vraiment être comprise qu’avec l’expérience vécue d’être né Québécois. Nationalisme : une notion surannée pour les fondateurs de Mainmise, dont aucun n’avait l’expérience d’une enfance vécue au pays. Mais compréhensible intellectuellement et assimilable psychologiquement à partir des témoignages et des données historiques. Le défilé des jeunes le lendemain des élections générales de novembre 1976, sur la rue St-Denis, est un grand souvenir pour moi et un moment clé, un déclic a eu lieu, une prise de conscience. #
Ceci dit le Québec a toujours été présenté dans MM comme une terre promise, le lieu où l'”utopie” était possible et réalisable. Nous sommes les enfants d’un grand livre paru à cette époque là : “Small is Beautiful” (E.F. Schumacher), qui préconisait une économie de subsistance contre la croissance et la consommation de masse (le rêve américain), petite production agricole, artisanat, petit capitalisme comme expliqué par Fernand Braudel, et troc. Nous voyions le Québec comme le lieu de l’autosuffisance plus que de l’indépendance économique et politique, car nous avions en tête avant tout l’interdépendance écologique, et cette interdépendance nous faisait douter du nationalisme. #
J’espère vous avoir été utile. #
Ch. #